Shelagh Delaney, pionnière de la niaque de vivre

La phrase emblématique de A Taste of Honey,  "We're extraordinary, unique, bloody marvellous" annonçait la Me generation et le rock'n'roll. Ces mots ont marqué des générations de cinéphiles. Ils sont encore plus forts lorsqu'on pense qu'ils avaient été écrits par une fille de 17 ans (l'âge de Shelagh Delaney quand elle a fini la pièce du même nom en 1958), qui allait devenir la "première femme dramaturge anglaise issue de la classe ouvrière" grâce à cette première oeuvre, étudiée aujourd'hui dans les écoles anglaises.

Shelagh Delaney à Salford.

Il est difficile d'imaginer aujourd'hui l'importance de ce cri du coeur, dans une Angleterre qui vivait sous une chape de plomb, avec des classes sociales figées dans l'uniformité depuis le Moyen-Age. Si on naissait près de chantiers navals, on mourrait près de chantiers navals. Pas question d'être autre chose qu' another brick in the wall. Pas question de prétendre au taste of honey.

Mais Jo, l'héroïne, prétend, cherche, exige d'y goûter. Elle n'intellectualise pas, ne met pas d'étiquette sur ce qu'elle est en train de faire, ne s'efforce pas à s'opposer ou à adhérer aux modèles et contre-modèles (la mère, les copines qui jouent si bien au ballon), se fiche de l'avenir et même du meaning of life. Comme plus tard la Me generation, elle est  totalement "moi, ici et maintenant". Et ose goûter au luxe de l'insouciance et de la nonchalance autant que les filles de bourges qui se rouleront dans la boue de Woodstock avant de devenir des executive women ou d'epouser un executive blaireau.

Autre première, la présence d'un homosexuel présenté comme tel. A l'époque, l'Angleterre comme d'autres pays "développés", avait un comité de censure, présidé par le Lord chamberlain. A la lecture de la pièce, en 1958, horrifié, il mit son veto. Si le texte a vu le jour, c'est parce qu'un "lecteur" du comité a avancé un argument sérieux, mais hilarant après-coup : le personnage n'était pas crédible, qui pouvait imaginer un homo avec un tel comportement (vouloir être l'ami d'une femme, aider une femme, être le père de l'enfant d'une femme) ? J'en jubile encore.

Avant même la sortie du film, en 1960, Ken Russell a réalisé un documentaire sur l'ovni Shelagh Delaney. Elle était déjà devenue une célébrité nationale. Le tout premier morceau que les Beatles ont enregistré pour leur tout premier album s'intitulait A Taste Of Honey. Rien à voir avec Shelagh / Jo, mais belle opportunité de surfer sur l'immense succès de la pièce et du film, ah ces mecs !



Lorsqu'elle est décédée en 2011, le Guardian a écrit : "Elle était comme un phare, montrant la route et alertant sur les rochers cachés sous l'eau". C'est pour ça que je l'admire. Le film n'apporte ni solution, ni conclusion, ni piste. Il révèle. Des aspérités sous l'eau dormante des canaux de Salford. Des esprits rebelles qui prendront bientôt conscience qu'ils sont "uniques, sans rival, carrément merveilleux" et balayeront tout sur leur passage.

Car plus que tous les "Angry Young Men" réunis, si elle n'avait pas de théorie, de projet précis, de revendication particulière, de démonstration à faire, elle avait ce qui a défini la génération qui allait venir : the zest for life, comme l'a écrit un critique en voyant sa pièce en 1958.

De nombreux amoureux de ce film se demandent (je l'ai lu) : que ferait Jo aujourd'hui ? Que serait-elle devenue ? Je pense qu'elle aurait marqué l'histoire, grâce à son talent de dessinatrice, tout comme son auteur a marqué l'histoire du théâtre et du cinéma. Nonchalante comme toujours, sans plan de carrière, elle aurait été découverte par un groupe de rock local, qui lui aurait demandé de gribouiller leur première pochette. Elle aurait créé ensuite les pochettes des plus grands disques de rock anglais et des BD best-sellers. Elle aurait élevé son petit avec une fiancée, tout en supportant sa mère. Mais plus tard, elle serait tombée amoureuse d'un homme, photographe animalier pour National Geographic et aurait voyagé en Chine pour le tout premier reportage sur la vie secrète des pandas.

Pendant son temps libre, elle se serait, bien sûr, passionnée pour l'apiculture.

 Allez à :  
Ma chronique du film.

 Plus d'infos :  
Article de 2011 sur Shelagh Delaney.
Article de 2011 à l'occasion des 50 ans du film.